Sans doute, dans dix ou vingt
ans, on trouvera cela complètement banal, un film tenant
sur un plan séquence unique. Aujourd'hui, on les compte sur
les doigts d'une main… et encore, pour certains, il y a quelques
raccords (Birdman). Celui-ci
a véritablement été tourné dans la continuité,
au tout petit matin dans les rues de Berlin. Matériellement,
c'est un paradoxe : le réalisateur peut se permettre de filmer
pendant plus de deux heures dans la pénombre, sans s'arrêter,
parce que sa caméra est numérique. Il y a trente ans,
c'était impensable. Il utilise donc les progrès techniques
et dans le même temps, il refuse toute méthode qui
l'autoriserait à faire des pauses pendant le tournage. Avec
les effets numériques, il aurait été très
simple de faire des raccords invisibles… Les progrès
techniques, oui…mais non.
Un des grands intérêts du film repose sur ce paradoxe,
la démarche de Sebastian Schipper tient bien plus de celle
de l'explorateur que du technicien. Il installe ses comédiens
et toute l'équipe qui l'entoure dans une urgence, une immédiateté,
une absence d'attente parfaitement inédites au cinéma
(Jouvet ne disait-il pas que sur un tournage, "le plus important,
c'est de trouver une chaise…", parce qu'habituellement,
les uns passent leur temps à attendre que les autres soient
prêts, et vice versa). On se trouverait alors face à
une performance qui a plus à voir avec le théâtre
qu'avec le cinéma ? Dans un certain sens, oui, et dans un
autre, absolument pas. La caméra est là, et bien là.
Elle insère le spectateur dans l'action, au milieu des personnages,
elle bouge avec eux, se pose avec eux, au risque de donner le tournis,
ou la nausée… Ce film est une véritable bombe,
une nouvelle façon de faire du cinéma. Pour tous ceux
qui regrettent que les réalisateurs d'aujourd'hui se contentent
de reproduire le travail des anciens et n'apportent aucun bouleversement,
Victoria est pour eux. On pourrait citer Gaspard Noé, Lars
von Trier ou Tarkovski, mais ça n'a aucun sens. Ce qu'a fait
Sebastian Schipper est unique, un point c'est tout.
Au final, le scénario n'est pas fondamentalement original
et la fin est beaucoup trop longue mais l'ensemble réserve
quelques moments de grâce absolue (que je me résous
à m'interdire de vous dévoiler), cette grâce
ne pouvant s'inscrire que dans la continuité, indissociable
du reste. Et puis ces personnages qui vivent à Berlin ont
quelque chose en eux qui ressemble à l'incongruité
du monde, en déséquilibre, portant des douleurs et
des joies mêlées, pleins d'une énergie désordonnée,
faisant avancer les choses en les détruisant en même
temps, les reprenant à l'état de ruines, se perdant,
et faisant naître un sentiment d'amour, malgré tout…
C'est désespéré, hallucinant, sombre, lumineux,
enthousiasmant puis menant au bord du dégoût. On en
sort un peu flottant, conscient d'avoir vu quelque chose pour la
première fois. Et c'est bon, les premières fois…