Wenders a-t-il encore quelque
chose à dire ? Après le "Pina",
sorte de montage très beau mais sans sens d'extraits d'œuvres
de la chorégraphe Pina Bausch, voici une sorte d'exposition
photo pour faignants, pas besoin de se déplacer, on reste
assis, et les photos défilent sur l'écran, en très
grand format. Formidable, non ? Comme dans toute exposition, on
en apprend un peu sur la vie de l'artiste, Sebastiao Salgado, on
s'extasie devant l'une ou l'autre de toutes ces photos et puis on
sort, l'esprit un peu agacé, un peu troublé par la
facture des clichés, par le cheminement de l'homme-artiste,
et aussi attristé par l'absence de parti pris de Wenders.
Ce dernier se contente de placer Salgado devant ses photos et de
l'écouter en parler, ou bien de l'installer dans quelques
lieux fétiches (là où le photographe a passé
son enfance…) et de se rendre compte qu'il continue à
mitrailler avec son appareil, même lorsqu'il est filmé.
Oublions Wenders pour le moment, espérons qu'il revienne
un jour à de véritables récits, espérons
qu'il refasse des films, des vrais.
Revenons à Salgado, le preneur de vues, le capteur de lumière,
le transmetteur d'images du Monde. Ses photos noir et blanc ont
une qualité inouïe, une poésie, une force effroyable,
elles montrent la misère et (et c'est ici que le trouble
survient) la magnifient, lui donnent une sorte d'uniformité
par leur beauté plastique. Ainsi, le pompier canadien couvert
d'un liquide sombre immonde, exténué, au pied d'un
des puits de pétrole au Koweit après leur mise à
feu par Saddam Hussein n'a-t-il pas une incroyable ressemblance
avec les corps luisants des enfants squelettiques (le mot squelettique
n'est pas qu'une image, il décrit la réalité)
au Sahel, morts pour cause de famine ? Les photos sont traitées
de la même façon, avec un contraste bien marqué,
des noirs brillants, une lumière découpée…
ce n'est pas de la photo de reportage, c'est bien de la photo artistique.
Pourquoi pas, cet apport de beauté et de poésie à
quelque chose qui n'est qu'horreur, permet aux spectateurs de ces
images de s'y intéresser, d'en vouloir connaître les
raisons, et de s'indigner, in fine. C'est le but de Salgado, changer
le Monde, ou juste une petite partie du Monde, par ses expositions.
Faire entrer la misère trop lointaine et trop choquante chez
ceux qui ont la chance de vivre décemment, et de les émouvoir
pour qu'ils pèsent d'une manière ou d'une autre sur
la marche de ce Monde aberrant…
Et puis, le film suit la vie et le parcours de l'artiste et explique
comment celui-ci s'est retiré de cette démarche, s'est
arrêté pour un temps de prendre des photos, après
un effroyable périple au Rwanda au moment du génocide
des Tutsi. Trop d'horreurs, trop de morts, trop d'humaine inhumanité…
On voit alors Salgado se tourner vers la nature, il replante une
forêt puis plus tard se remet en route pour son dernier projet
en date, "Genesis", où il parcourt le Monde non
plus à l'affut des effroyables méfaits de l'Homme,
mais célébrant les beautés de la Terre. Là
encore, la même façon de magnifier son sujet. La splendeur
de ses clichés s'accorde pleinement avec les animaux, les
paysages, les quelques humains qu'il fixe sur des images, comme
des instants de poésie pure, de réalité sublimée.
Reviennent alors en mémoire les photos de ses autres projets,
et encore et toujours le même type de question, quelle différence
entre cet homme qui semble danser en montant sur un arbre pour y
couper un fruit, et les corps décharnés de ceux qui
meurent par la faute de la bêtise humaine…
Revient aussi une parole du photographe, lorsqu'il commente les
images des puits de pétrole en feu et qu'il dit qu'il lui
était impossible de quitter ce gigantesque "théâtre".
Le mot est lâché, le Monde est donc un théâtre,
un spectacle. Sans doute. Mais le trouble est là, peut-on
qualifier de spectacle la mort des gens ?