Après le choc de "une
séparation", le nouveau film d'Asghar Farhadi était
évidemment très attendu, avec obligatoirement la tentation
de la comparaison et autant d'espoirs que de craintes, parce que
le film a été tourné en français, parce
que le choix d'y faire jouer Bérénice Bejo était
un peu étrange, parce que l'histoire ne promettait pas de
renouvellement dans les thèmes abordés par le cinéaste…
Au final, il y a des sentiments mêlés : un soulagement…
non, en changeant de langue le réalisateur n'a pas perdu
sa manière de faire ni son acuité pour mettre en lumière
des situations tendues à l'extrême; une légère,
oh, très légère déception, au vu du
récit, on serait tenté de dire, "tout ça
pour ça", ou plutôt, "à cause de ça";
une admiration intacte devant la mise en scène, direction
d'acteurs comprise : il y a, dans une grande majorité de
scènes, une densité à la limite de l'étouffement,
une crédibilité dans la longueur des séquences
qu'on ne retrouve dans le cinéma français que chez
Kechiche.
Certains y trouveront sûrement matière à s'agacer
devant ces personnages qui parlent, parlent, et découpent
chaque cheveu en quatre. Mais c'est bien là une des forces
de ce cinéma-là : la parole, le pouvoir des mots,
l'importance de ce qui est dit, comment cela fait du mal ou du bien,
comment on en arrive à douter de l'affirmation selon laquelle
les secrets du passé ne doivent pas rester dans le domaine
du silence, qu'il faut tout dire… On sent que les personnages
mesurent leurs paroles (ou pas) et réfléchissent,
pensent, décident, choisissent. Nous en sommes les témoins,
nous sommes nous aussi d'une certaine façon pris à
partie, et les situations nous interpellent, nous provoquent, nous
font réfléchir, revoir nos positions, nous ébranlent
nos certitudes. Il n'y a pas de poursuite en voiture, pas de braquage
avec des armes, et pas non plus de jolis paysages ou d'éclairages
sublimes sur les visages des actrices. Pas non plus d'effets de
caméra ou de cadrages étonnants. C'est d'une grande
rigueur, presque austère, tout est dans le scénario,
les dialogues et le jeu des acteurs. Sur ce plan-là, Bérénice
Bejo en surprendra plus d'un, elle s'est coulée dans l'ambiance
voulue par le réalisateur, elle n'est pas méconnaissable,
mais elle est très étonnante, avec beaucoup de nuances,
un jeu intérieur intense, une présence forte. Les
deux hommes ne sont pas en reste mais celui qui est le plus crédible,
c'est le petit Elyes Aguis (Fouad), incroyable d'énergie
dans ses colères, de retenue dans les dialogues qu'il partage
avec les adultes.
Le scénario, toutes mesure gardée, semble être
le point faible du film. Dans "une séparation",
les enjeux étaient de taille, il était aussi question
de vérités et de mensonges mais les conséquences
étaient à venir et les choix des personnages pesaient
sur l'avenir. Ici, on est déjà face à ce qui
est arrivé. On revient donc en arrière pour comprendre
pourquoi et comment les actions de certains ont engendré
des situations dramatiques. Cette construction du récit,
comme une enquête, est bien sûr passionnante, mais apporte
un aspect un peu figé au présent.
Un autre point gênant est la distribution des responsabilités
entre les hommes et les femmes. Ces dernières sont celles
par qui le malheur arrive, elles sont montrées comme inconséquentes,
vivantes et faisant évoluer les situations mais porteuses
de déséquilibre et destructrices, alors que les hommes
sont plutôt des sages, tentant de réparer ce que les
femmes ont brisé, écoutant et faisant parler…
On sent que le réalisateur se projette bien plus dans le
personnage d'Ahmad, dont on ne sait pas grand-chose et qui essaye
de raccommoder les relations entre les autres personnages (il n'arrête
pas, d'ailleurs, de tout réparer dans la maison où
il arrive, de la chaîne de vélo à la canalisation
bouchée…) que dans celui de Marie qui semble au bord
de la dépression, débordée par ses émotions
et par les situations qu'elle provoque.
Ce passé-là est tout de même un film puissant,
qui résonne longtemps en nous, pour peu qu'on soit sensible
aux mots et à tout ce qu'ils déclenchent.