Oh, la palme d'or, une splendeur,
un chef d'œuvre, trois heures quinze de bonheur… C'est
ce qu'ils disaient.
Et, trois heures quinze plus tard, il est possible d'en sortir avec
quelques fourmis dans les jambes et une furieuse impression que
tous ces mots, là, qui ont défilé dans le bas
de l'écran, ne sont que le résultat de cerveaux certainement
fort intelligents mais tellement éloignés de la vie…
Sur les trois heures quinze de projection, il y a, sans exagérer,
au moins deux heures de dialogues entre les trois personnages principaux.
Jamais à trois en même temps, ou si peu. Toujours par
deux. L'homme et sa sœur, ou bien le même homme avec
sa femme, ou bien la femme avec la sœur. Ces trois-là
vivent aisément, profitant de la fortune du père décédé.
Comme ils n'ont pas grand-chose à faire, ils passent leur
temps à s'ennuyer et à s'invectiver. Ce qu'ils se
disent n'est que rancœurs, reproches, regrets, avec la volonté
d'avoir toujours le dernier mot. Et comme ils savent les manier,
les mots, à chaque fois cela dure longtemps. Très
longtemps. Au milieu du premier dialogue, il y a déjà
de l'agacement et l'envie qu'on passe à autre chose. Alors
je ne vous dis pas ce qu'on peut éprouver pour les autres…
Pour rester poli, cela ressemble à de vaines et très
lentes tentatives de sodomisation de mouches en plein vol et il
peut arriver que l'on souhaite que Luc Besson s'empare de la caméra
et fasse intervenir une héroïne pimpante et poursuivie
par des myriades de gros durs à la mine patibulaire.
En dehors de ces scènes à deux où personne
ne bouge (oui, assez joliment éclairées, les scènes,
on a beaucoup de temps pour observer les lumières…),
une intrigue assez mince s'installe peu à peu, qui fait intervenir
d'autres personnages, des villageois d'une toute autre classe sociale,
tentant de survivre dans des conditions difficiles. Et cette histoire
est dix fois plus intéressante et bien plus prenante que
les prises de tête du trio mortifère. Malheureusement,
elle ne prend quantitativement que peu de place dans le récit.
On est donc réduits la plupart du temps à observer
une situation enlisée depuis longtemps entre trois archétypes
tchekhoviens, le maître aigri et autoritaire malgré
son apparence débonnaire, la jeune femme incapable de prendre
son envol et s'engluant lentement dans un immobilisme qu'elle a
elle-même créé (en voyant ces deux-là
se polluer l'atmosphère, on peut penser à une suite
du Misanthrope, où Alceste aurait réussi à
convaincre Célimène de venir avec lui dans son désert…
et ils s'y emmerdent tous les deux), sans oublier la femme plus
âgée, percluse non pas de rhumatismes mais de petites
haines mesquines qui mises bout à bout en font un paquet
moisi de tristesse grisâtre. Mais chez Tchekhov, il y a aussi,
en plus, de la distance, de l'humour, de la douceur et de l'amertume
mêlées, toutes choses absentes ici.
Bien sûr, tout cela reste tout de même assez élégant,
outre la lumière déjà évoquée,
les voix et les silences, les paysages superbes donnent au film
une apparence de futur grand classique. L'apparence, c'est tout.