Quelle mouche a donc piqué
Bruno Dumont ? Ce n'est plus un virage cinématographique
qu'a pris le réalisateur, c'est un chamboulement (presque)
complet de ses manières de filmer, de raconter une histoire,
de diriger ses acteurs… Où est passée la rigidité
de "Flandres"
(pour ne citer que ce film) qu'on n'est pas obligé de regretter,
mais qui était la marque de fabrique d'un cinéaste
à la radicalité affichée ? Cette dernière
n'a d'ailleurs pas disparu, elle s'est simplement déplacée
: d'une rigueur très austère et très maîtrisée,
Dumont a évolué vers une outrance non moins calculée
dans presque tous les domaines de sa mise en scène.
Son histoire, même si elle est basée sur une opposition
sociale, est totalement délirante, bascule dans le fantastique,
fait un détour vers l'horreur, montrant au passage une enquête
policière farfelue vouée à l'échec.
On n'est pas si loin, finalement, du Fargo des frères Coen
et de sa galerie de frapadingues lâchés dans des situations
sordides…
Les décors, naturels ou non, semblent issus d'un imaginaire
poétique fortement déprimant : splendides images d'un
bord de mer incertain, flou, que même un soleil éclatant
ne parvient pas à rendre chaud… on pourrait se croire
dans un Tarkovski, excepté la villa inspirée d'un
temple égyptien mais en pur béton : hallucinant, d'autant
plus qu'elle existe en vrai !
Les personnages sont tous des illuminés, des extasiés,
des fous furieux et les acteurs semblent s'en donner à cœur
joie (enfin, on l'espère pour eux, sinon il y a de quoi se
tirer une balle, ou mieux, se noyer…), tout est prétexte
au sur-jeu démultiplié, les plus connus d'entre eux
en font tous des tonnes, Luchini et Binoche sont splendidement ridicules,
ou ridiculement splendides, c'est au choix. Et dans le même
temps, Dumont a visiblement demandé à ses acteurs
non professionnels de jouer l'impassibilité, c'est un festival
de regards vitreux ou bovins. Il y a un aspect famille Groseille
vs famille Le Quesnoy, avec d'un côté des populeux
qui auraient poussé le curseur de l'inconvenance au maximum,
et on peut même dire que le pire est largement dépassé…
et d'un autre côté des bourgeois ayant atteint, piétiné
et ridiculisé le seuil de la décadence morale. Luchini
et son personnage sont effarants, grandiloquents, à tomber
de son fauteuil de cinéma.
Si l'on rajoute là-dessus un duo de flics inspiré
de Laurel et Hardy, quelques lévitations aussi soudaines
qu'incongrues, une histoire d'amour terriblement romantique (et
accompagnée par une musique qui l'est tout autant) entre
une sorte d'ogre et un être androgyne dont on ne saura jamais
le sexe véritable, une succession de chutes et de roulés-boulés
sonorisés comme dans un dessin animé, un défilé
sur une plage qui a quelque chose à voir avec Fellini et
ses créations énormes, on se retrouve devant un objet
filmique non identifié dont il est bien difficile d'extraire
une quelconque émotion, avec l'impression très nette
qu'il s'agit d'une création hors normes, monstrueuse, poétique,
inédite… mais dont on peut sortir très dubitatif
sur le sens que tout cela est censé avoir (ou pas).
Le temps, peut-être, fera son œuvre et rendra le film
culte ou bien le fera glisser dans un oubli salvateur.