Vos
commentaires pour ce film
Un mort,
sa fiancée, son fantôme
Ce qui m’intéresse,
c’est de montrer des personnages qui se trompent,
qui ne sont pas attirés par la bonne personne.
FRANÇOIS OZON
Lire les lignes ci-dessous est vivement déconseillé
à qui n’a pas encore vu Frantz de François Ozon. Procéder
autrement reste certes possible, mais au prix de ne plus pouvoir se laisser
transporter.
Jusqu’il
y a peu, la guerre était envisagée en tant que conflit
de deux entités semblables, ainsi la concevait la stratégie
pensée scientifiquement. À juste titre, n’était-ce
pas le cas de l’affrontement sur le terrain de deux armées
disposant des mêmes moyens (guerres napoléoniennes,
première et seconde guerres mondiales) ? Il en fut de même
de la guerre atomique où, devant anticiper la réaction
de l’autre en cas d’attaque, chacun des stratèges
se mettait à la place de l’autre en se posant sa propre
question : « Comment réagirais-je si j’étais
attaqué ? », avec ce présupposé que la
réponse que l’on se donne est aussi celle que l’autre
se donnera en se posant la même question. Une parfaite symétrie,
donc. La guerre d’Algérie, à commencer par elle,
a changé cette donne. « Pacifier » la casbah,
la parcourir l’arme au poing était encourir un danger
qui pouvait venir de n’importe quelle personne croisée.
Plus récemment, le terrorisme a contraint de développer
une autre et nouvelle pensée stratégique – si
tant est que l’on y soit parvenu.
Frantz, d’Ozon, actuellement sur les écrans,
prend son public par la main et lui fait faire un formidable bond
en arrière : retour en 14-18, renouveau de la symétrie
type miroir, reprise de l’affrontement de semblables. Il fallait
une raison des plus sérieuse pour renouer aujourd’hui
avec cette guerre de semblables. Laquelle ? Renouer, oui, mais avec
cette première particularité que, loin d’être
vue globalement, cette symétrie est celle de deux soldats,
l’un allemand (Frantz), l’autre français (Adrien).
Semblables, ils le sont à maints égards, et d’abord
du fait de cette guerre récemment achevée et au cours
de laquelle (mais on ne l’apprend que très tard) le
Français a tué l’Allemand lors d’un affrontement
à deux, en partie isolé du front et au cours duquel
il apparaît que, si l’un ne tire pas en premier, c’est
l’autre qui va le faire (même logique que la guerre
atomique). Toutefois, peut-on dire « l’Allemand »
s’il s’appelle Frantz, « le Français »
? Ils sont des « pareils », en voici un nouvel indice
qui laisse aussi entrevoir que c’est du point de vue de ce
« Français », tout à la fois allemand
et décédé, que François Ozon a réalisé
son film. Aucune création, jamais, n’advient en tournant
le dos à la mort.
Ce Français n’a pas fait sienne la leçon morale
dont l’école était, à la même époque,
le vecteur et que je lis, heureux hasard, cette semaine dans Le
Canard enchaîné : « La France est ma patrie.
Afin de lui prouver mon amour, je veux être un enfant laborieux
et sage. Pour être, quand je serai grand, un bon citoyen et
un brave soldat. » Non, il est pacifiste, l’Allemand
aussi l’était (le miroir, là encore). Il s’est
tué en quelque sorte lui-même, ce Français,
en tirant sur son alter ego, ce qu’Ozon donne parfaitement
à voir dans une scène où, juste après
son acte, il s’approche du cadavre, fait corps avec lui, s’allonge
tout à côté, lui caresse la joue, un geste dont
l’érotisme est flagrant sans pour autant ne rien comporter
d’on ne sait quelle homosexualité ou nécrophilie.
Adrien a tué un frère (il y eut des scènes
de fraternisation dans les tranchées) et, du même coup
de feu, a liquidé son image miroir, tel ce célèbre
psychiatre – Gaëtan de Clérambault – se
tirant une balle en plein cœur face à son miroir.
Oui, il s’éprouve coupable, oui il souhaite obtenir
un pardon des proches du défunt, Ozon joue de cette corde,
certes. Toutefois, s’en tenir là, à cette explication
moralisante facile, ou s’appesantir sur le rôle du pieux
mensonge qu’il va bientôt servir à ses hôtes,
est passer à côté de ce que le film apporte
de neuf, d’inédit. Quoi ? Un tombeau vide (aucun des
commentaires que j’ai pu lire sur le site de François
Ozon ne le mentionne !) ; non pas celui du Christ, lui bientôt
ressuscité ; une autre sorte de vide, de trou, dont la bizarrerie
apparaît quand, spectateur, on apprend qu’en dépit
de l’absence de cadavre la fiancée du mort vient régulièrement
fleurir cette tombe qui n’en est donc pas véritablement
une. En s’y rendant, en la fleurissant lui aussi, le Français
n’accomplit pas le même geste qu’elle. Tandis
qu’elle reste rivée à ce semblant de tombe,
tandis que cette tombe ne la laisse pas s’en détacher
précisément parce qu’elle n’en est pas
effectivement une et qu’aucun défunt n’y repose
en paix, le geste du Français, lui, est autre. Il n’a
perdu ni un ami ni un proche (une autre fausse piste d’Ozon
où l’on se laisse volontiers piéger), mais un
alter ego, son autre dans le miroir, violoniste comme lui, selon
la fiction qu’il invente et refile aussi bien à la
fiancée qu’aux parents du défunt qui, eux, ne
demandent qu’à s’illusionner en ce moment-là
de leur deuil.
L’ensemble du récit, ou presque, tient à un
ressort qui est aussi une question : sans alter ego, puis-je venir
à la place même de cet alter ego, être
lui, et, en l’occurrence, devenir un fils pour ses parents,
un aimé pour sa fiancée ? Que dis-je un fils ? Ce
fils. Que dis-je un aimé ? Son aimé. Formidable
réussite du film qui, plusieurs fois, laisse entrevoir qu’un
tel remplacement serait possible (en cela consiste le suspens),
comme s’il était possible que le français et
l’allemand ne soient qu’une seule et même langue
(les dialogues alternent de l’une à l’autre).
Dans ces moments, où l’on est plongé dans cette
illusion (on s’illusionne, on est illusionné), on oublie
le noir et blanc, l’atmosphère de deuil, rendue quelque
peu légère lorsque surviennent de rares inserts de
couleur.
Le film est fort à propos titré Frantz. Frantz
en est le cœur tout à la fois absent et battant. Mort
sans avoir été enterré (on ne saura jamais
où repose son corps : une fosse commune ?), aucun rituel
n’a honoré son décès ainsi que cela est
dû aux morts tout en apportant un premier réconfort
aux survivants. On le sait à seulement se rappeler Hamlet
: de tels morts hantent le monde des vivants où ils interviennent
intempestivement, comme pour faire savoir que l’on n’en
a pas fini avec eux, qu’une affaire est en cours, où
ils sont partie prenante et que leur décès n’a
pas résolu. On les appelle « fantômes ».
Les fantômes… François Ozon ne les fréquente
pas ici pour la première fois. Interviewé à
propos de Frantz, il rappelle un de ses précédents
films, Sous le sable, qui traite d’un deuil qu’il
a vécu, « de la difficulté de supporter l’absence
de l’autre, les fantômes. »
Toutefois, le cas est ici on ne peut plus singulier et, que je sache,
unique. Car en tentant, fût-ce par jeu, de se substituer à
Frantz, en laissant entrevoir qu’il pourrait bien remplacer
Frantz auprès de sa fiancée et de ses parents, et
même en s’engageant sur cette voie en impasse, qui donc
est Adrien ? Rien d’autre que le fantôme de Frantz.
L’affiche
du film le montre au premier plan, mais avec un effet de flou,
comme apparaissent les fantômes. Closes, ses paupières
soulignent qu’il est regardé. Fantôme,
il l’est devenu à l’instant même
où il se séparait de Frantz en le caressant,
à l’instant où allait dorénavant
lui faire défaut son alter ego. Fleurir la tombe vide
du mort apparaît, de là, prendre une signification
nouvelle, sacrificielle et allant au-devant d’une impossibilité
: y loger son propre corps, combler le trou, permettre qu’enfin
Frantz soit enterré.
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Tel
est aussi le sens que prend son suicide (ou, plutôt, sa tentative
de suicide) qui, on l’aura compris, reste radicalement irréalisable,
comme reste hors de portée la réalisation de sa liaison
avec Anna, « l’éternelle fiancée »
(Kierkegaard) de Frantz. On n’étreint pas un corps
fantomatique et, lorsque après plusieurs rapprochements inaboutis
(mais on y croit, qu’ils vont s’embrasser, tout en doutant
qu’ils le puissent), ils le font enfin, c’est à
l’instant de leur séparation, non plus en Allemagne
mais en France, où Adrien est à nouveau inscrit dans
sa famille et son amour d’enfance, preuve qu’il a cessé
d’être purement et simplement le fantôme de Frantz.
Un baiser pour dire l’impossible baiser. Leur amour aurait
tourné le dos à la mort, cela, la mort, cela le
mort l’exclut, lui qui ne cesse d’errer. La mort est
plus forte que cet amour qui lierait une fiancée à
l’ombre de son fiancé, et celle-ci à elle.
Frantz soulève la question suivante et y répond
par la négative : se peut-il qu’ait lieu ce qui, en
psychanalyse, fut appelé « substitution d’objet
» ? Quelqu’un peut-il jamais venir occuper la place
exacte tenue sa vie durant par quelqu’un d’autre désormais
disparu ? Et voici que ce film prend une dimension nouvelle et enseignante.
Dans les tranchées de 14-18, un soldat (français ou
allemand, peu importe) en valait un autre, le remplaçait
s’il y avait lieu, allait jouer sa partie guerrière,
exactement comme celui qui venait de mourir l’aurait jouée.
Parfaite substitution. Ozon ne pouvait trouver mieux que cette guerre
pour que son public prenne au sérieux la question de la substitution.
Mais son choix est plus approprié encore. J’ignore
s’il a lu l’ouvrage magistral de Philippe Ariès,
L’Homme devant la mort, car l’important est
qu’il en délivre la leçon à bien plus
de gens que le nombre des lecteurs d’Ariès. L’ouvrage
établit un fait historique : la guerre de 14-18 a été
un moment tournant du rapport à la mort en Occident. On a
vu peu à peu disparaître les signes et rituels de deuil,
la mort a été de plus en plus écartée,
niée. Les villes et villages ont cessé d’être
traversés de convois funéraires, les endeuillés
ne portent plus ce bracelet noir qui signalait leur état
et évitait qu’on leur tape dans le dos en rigolant,
les larmes elles-mêmes sont vues comme autant de sécrétions
nauséabondes par ceux qui, pris d’un stupide et béat
optimisme, font savoir à l’endeuillé que «
la vie continue ». Si un être peut en remplacer un autre,
pourquoi donc s’affliger de la disparition du premier ?
En poussant aussi loin qu’il se peut la possibilité
d’un tel remplacement, Frantz met au jour…
son impossibilité. Elle est là, cette impossibilité,
active, indépassable, dans ces scènes où s’approchent
au plus près les lèvres d’Adrien et d’Anna
comme s’ils allaient enfin s’embrasser. Eh bien, non
: un fantôme n’embrasse pas, on n’embrasse pas
un fantôme. Il peut arriver, Frantz en témoigne,
que l’on s’en détache, qu’il se détache
– c’est tout un. Ou, peut-être et plus justement,
qu’il s’éloigne jusqu’à presque
se dissoudre dans l’air car, on le notera au titre d’une
ultime finesse de ce film, si Anna a vu son rapport à Frantz
se modifier, s’alléger, elle n’en est pas pour
autant quitte avec son deuil : Frantz reste non enterré.
A seulement été écartée (ce qui n’est
certes pas rien) l’illusion selon laquelle elle pourrait renouer
avec lui un rapport charnel. Le temps n’est pas encore venu,
s’il doit jamais advenir, où elle pourrait se vêtir
de la belle robe aperçue dans une vitrine lorsque, au tout
début du film, elle s’en allait fleurir la tombe de
Frantz.
Jean Allouch, le 17 septembre 2016
Le cinéma permet,
si c'est réussi, de se transposer instantanément dans une
époque et un lieu.
Et là c'est très réussi.
C'est noir, ample, douloureux mais beau, si beau.
Ça se passe en 1919, juste après la guerre, en Allemagne
et en France, cela semble si proche.
La jeune actrice allemande, Paula Beer, est belle, délicate et
forte. Pierre Niney donne le meilleur de lui même tout en sobriété
et en finesse.
L'image est elle aussi très soignée et pleine de symboles.
Vraiment un des meilleurs films de cette année.
Isabelle E-C, le 18 septembre 2016
C'est une histoire d'amour, belle et triste, lente et troublante, mensonge
et secret en toile de fond.
C’est en Allemagne, on passe du noir et blanc qui donne de la gravité
à la couleur pour la vie.
C’est en version originale, français et allemand.
Pierre Niney, mythomane et fragile, Paula Beer romantique.
Un plan rapide, un détail, un regard, tout est dit dans le visuel.
Un film avec ce qu'il faut d'émotions de surprises et la grande
musique au centre de l’histoire, je me suis laissé emporter
et convaincre.
Dominique P, le 20 septembre 2016
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