On imagine déjà ce
qu’en diront les détracteurs : film de bobos pour les
bobos, qui plaira aux critiques du Monde et de Télérama,
dialogues sans queue ni tête, hystérie des situations,
film d’intello formaté pour Cannes…
On peut dire tout ce qu’on veut, il est probable que l’engouement
des uns et l’indifférence des autres ne puissent se rencontrer,
et l’opinion que l’on en a sera obligatoirement tranchée
: ce film est magnifique, d’une maîtrise incroyable, d’une
ambition rare dans le cinéma français actuel.
Puissant, profond, dense, large, inventif (et le mot est faible !)
; sans cesse en rupture, en contrastes, en nuances infinies ; faits
du sel de la vie, des larmes, des cris et des rires ; traitant autant
de l’espoir que de la mort, des souvenirs et de l’attente,
et tout cela sans jamais céder à la facilité,
sans jamais avoir recours au pathos, en mettant toujours de la distance
entre le spectateur et le récit.
On est tellement loin d’autres productions pouvant y ressembler
de très loin, comme le plaisant "la bûche de Noël"…
Il y a dans ce "conte" bon nombre de scènes attendues,
tournant autour des retrouvailles forcées d’une famille
déchirée par les deuils, les maladies, les rancoeurs
et autres réjouissances, mais ces scènes fourmillent
d’idées, elles apparaissent toutes comme neuves, dépoussiérées,
inattendues, spectaculaires. Il y a une tension dramatique constante,
mais aussi un humour absolument ravageur, dans les répliques
bien sûr, mais aussi dans les transitions, dans le choix des
musiques, dans le montage. Desplechin se révèle comme
un formidable metteur en scène de comédie : on a l’impression
d’être à la fois dans le registre du drame le plus
noir et dans celui de la commedia dell’arte. Le rythme est parfois
infernal et vous emporte, puis viennent des scènes d’une
douceur feutrée trompeuse, la tension est toujours là,
mais l’humour aussi, qui se répand aux instants les plus
explosifs, comme dans les comédies italiennes de la grande
époque, on pense alors à Dino Risi, à Ettore
Scola.. On peut évoquer aussi Pialat et son introspection des
rapports humains, "Short cuts" de Robert Altman pour la
complexité des sentiments ou "Festen" de Thomas Vinterberg
pour la déstructuration familiale.
Outre la mise en scène, le choix du sujet est une source inépuisable
de richesses scénaristiques : la greffe qui est au centre du
récit, où il est question de sang donné, d’incompatibilité
et de son contraire, amène les personnages à se poser
des questions vitales, au sens le plus fort. C’est une admirable
façon de reléguer au second plan et même plus
loin encore, la fête traditionnelle : rien ne sera anodin dans
ces embrassades, ces indifférences même pas polies, ces
affrontements de regards ou de mots…
L’interprétation est comme habitée : ce ne sont
pas de simples acteurs réunis pour les besoins d’un film,
c’est une véritable troupe, comme au théâtre,
qui nous donne à voir une création collective, avec
une formidable osmose des jeux de chacun, dont pas un n’est
en deçà des autres.
L’ensemble rappelle d’une part que le cinéma français
est capable de produire des chefs d’œuvre, et d’autre
part qu’ils deviennent de plus en plus rares, brillant alors
dans un océan de médiocrité.