C'est une prouesse. Avec un minimum
de moyens (une salle quelconque, une table et quatre chaises, des
éclairages blafards, quatre comédiens, deux caméras…),
le film installe un maximum de tensions, de questions, d'incertitudes.
Impossible de savoir où le récit vous emmène,
s'il raconte une crise de couple, une description d'un état
policier délétère, une descente aux enfers…
La fin, abrupte, inattendue, laisse le spectateur et les personnages
principaux dans un tel état que l'on pourrait imaginer une
dizaine de suites différentes.
S'il s'agit bien de passer la frontière des Etats-Unis, de
pénétrer dans ce pays si convoité par tout
un tas de rêveurs et d'ambitieux, les aspirants à l'entrée
sur le territoire imaginés par les scénaristes-réalisateurs
ne sont ni mexicains, ni iraniens, ni coréens du nord, ils
sont juste vénézuélien pour l'un, espagnole
pour l'autre. Ils ne viennent pas de Tripoli, de Pristina ou de
La Havane, ils débarquent fraichement de Barcelone. Ils pourraient
être… nous. Des Européens souhaitant s'installer
quelque part en Amérique, comme d'autres l'ont fait il y
a plus de cinq-cents ans. Entre temps, la police des frontières
est née. Pas de nulle part. D'une certaine volonté
politique, pour que les Etats-Unis restent ce pays à majorité
blanche, avec un régime qui n'accorde pas la même liberté
à tout le monde. Le rêve américain, d'accord,
mais pas pour tous. On pouvait penser que le chemin de croix pour
fouler le sol outre-atlantique s'était adouci, depuis les
périodes décrites par America America d'Elia
Kazan, ou par Golden
Door d'Emanuele Crialese. Cela n'est pas certain. Border
Line se situe au vingt-et-unième siècle, les
choses ont évolué, certes. Mais dans quel sens ?
Tout le récit repose sur un interrogatoire dont les questions
semblent presque anodines dans un premier temps (ce qui ne l'est
pas, en revanche, c'est la situation et le rapport de force imposé
par ceux qui posent les questions). Puis l'échange, insidieusement
parfois, puis dérangeant, devient violent et intrusif…
Il y a parfois un sourire qui pourrait laisser croire que les choses
vont se dénouer. Mais il y a aussi des regards silencieux
qui font extrêmement peur. Là, on se dit que la situation
qui nous est montrée n'est pas seulement celle de candidats
à l'entrée aux Etats-Unis, mais pourrait être
celle de tous ceux qui ont choisi ou subi l'exil, quelque soit le
pays que l'on quitte, quelque soit le pays où l'on se rend.
Le film montre comment, en déstabilisant l'autre, en le poussant
à étaler l'ensemble de sa vie privée, en le
faisant passer pour un moins que rien, on peut parvenir à
un état de domination effroyable. C'est inhumain ? Non, malheureusement,
c'est profondément humain. Ignoble, mais humain. C'est une
œuvre magistrale, terrorisante avec si peu d'effets…
Une prouesse.