Qu'est-ce qui fait qu'on se retrouve
un jour de vacances dans une salle de cinéma presque vide
présentant un documentaire sur un "centre médico-pédagogique",
un internat accueillant des handicapés mentaux, autistes,
psychotiques, névrosés…alors qu'on est soi-même
simple enseignant, en conséquence pas directement concerné
par le problème ? La curiosité, une volonté
de s'ouvrir l'esprit, la grande qualité de la plupart des
documentaires que l'on voit au cinéma ? Bien sûr tout
cela, oui, mais pas seulement.
Je sors ici de la simple critique de film…
Nous les maîtres d'école, depuis la loi de 2005 pour
l'égalité des droits et des chances, sommes en première
ligne pour l'intégration des handicapés dans le système
scolaire "classique". Il est dit que c'est le président
de l'époque, un grand menteur corrézien, qui a voulu
cette loi, parce qu'ayant eu une fille anorexique et n'étant
pas satisfait du sort réservé aux "inadaptés"
dans la société en général, et dans
les écoles en particulier.
Nous les maîtres d'école avons vu notre métier
changer considérablement depuis cette loi. Nous voyons arriver
dans nos classes des enfants autistes, des psychotiques et autres
enfants "fous", comme on avait le droit de le dire il
y a quelques décennies. Ils nous sont adressés le
plus souvent sans que l'on nous dise ce qu'ils ont, secret médical
oblige… Comme les enseignants spécialisés dans
l'enfance en difficulté ont progressivement disparu, nous
sommes à peu près seuls pour nous en occuper. Ah,
pardon, il y a les AVS, ces Auxiliaires de Vie Scolaire, qui sont
placés à temps partiel ou plus rarement à temps
plein dans nos classes et qui sont là pour aider l'enfant
handicapé, l'accompagner, gérer parfois son comportement
violent ou très peu en accord avec une atmosphère
sereine de travail… Ces AVS sont payés moins que des
femmes de ménages (pardon, techniciennes de surface), restent
vacataires, et partent dès qu'ils trouvent un emploi mieux
rémunéré et plus stable. Ils sont recrutés
sans formation, et ne commencent à en bénéficier
qu'une fois en poste. Ces formations sont légères,
en temps et en qualité… Nous avons parfois à
gérer les AVS comme une surcharge de travail, une intrusion
indélicate dans notre travail, nous devons parfois leur rappeler,
en vain, d'être à l'heure, et de faire ce pourquoi
ils sont employés. Heureusement, de temps en temps, un AVS
se révèle être une perle, mais pour tout dire,
au vu de la façon dont il est payé et considéré,
c'est du bénévolat.
Tout cela pour dire que la donnée "élève
handicapé" n'est pas tout à fait bien gérée
par l'Education Nationale. Laissons de côté les euphémismes
et disons-le franchement, la façon dont est appliquée
cette loi dans les écoles est un foutage de gueule grandiose,
un scandale monstrueux, qui transforme notre métier et le
rend particulièrement stressant d'une part, et d'autre part
met les enfants handicapés dans une position d'objet dérangeant,
pas exactement de quoi pavoiser quant à "l'égalité
des droits et des chances".
Je me suis retrouvé dans cette salle de cinéma, parce
que, comme nombre de mes collègues, je me suis retrouvé,
et me retrouverai encore face à des enfants en souffrance,
en situation de handicap, manifestant leur différence bruyamment,
avec des attitudes imprévisibles qui peuvent être au
mieux seulement perturbantes, au pire dangereuses pour l'enfant
lui-même et les autres élèves. Voir comment,
dans un centre réputé pour son approche "douce",
"psychanalytique", non "médicamenteuse",
on essayait de soigner ces enfants, ou au moins de les accompagner,
bien sûr c'est intéressant – le mot est faible
- , c'est vital.
A l'issue de la projection, c'est un mélange d'émotion,
de colère, de désarroi qui nous envahit. Nous sommes
sortis la gorge serrée et un gros plein de désespoir
pour l'avenir de l'Ecole. Non pas que le documentaire parle des
enseignants, mais il montre d'abord l'incroyable encadrement de
ces enfants dans le Centre : le plus souvent pris en charge seuls
par un adulte, parfois mêmes par plusieurs, psychologues,
médecins, infirmiers (difficile de comprendre dans le film
qui est qui, et quelle est sa fonction), dans toutes les activités
de la vie, des repas aux situations d'apprentissage, avec une grande
diversité, une remise en cause permanente, et énormément
de concertations autour de chaque enfant. Ensuite, on voit le temps
qui passe, et la très grande lenteur de l'évolution
de chaque malade, ainsi que les difficultés auxquelles sont
confrontées toutes les personnes intervenant auprès
des enfants.
Certains des élèves que nous avons eus ne semblent
pas moins atteints que ceux qui sont montrés dans le documentaire.
Au Courtil (le centre dans lequel a été tourné
le film), les moyens humains sont considérables et le temps
n'est pas compté. Dans nos écoles, nous sommes seuls,
absolument pas formés et quand on dit seuls, on oublie –
et ce n'est pas rien – que nous avons aussi entre vingt et
trente autres enfants à gérer, avec toutes leurs différences
de rythme, d'attitude, de communication, d'attente… Et au
bout du compte, au bout de l'année, on évalue, on
doit trancher, on exige un résultat, on espère un
progrès, on comptabilise, et le temps passé est une
donnée immuable. En sortant d'un tel film, on a l'impression
d'avoir vu un autocar luxueux qui trimballe trois bambins à
la vitesse d'un escargot alors que nous sommes au volant d'une 2CV
en surrégime dont les passagers débordent de partout.
Quel boulot de fou faisons-nous…
Impossible de voir ce documentaire en oubliant ce que nous sommes,
enseignants démunis ici, mais ailleurs parents désemparés,
psychologues en plein doute, éducateurs dépassés,
décideurs écartelés… Impossible aussi
d'émettre un avis tempéré, d'écrire
quelques mots impartiaux, de se détacher du sujet, de ne
regarder que l'objet filmique.
Juste un peu de lumière : le film n'est pas sans espoir,
il y a des instants très drôles, d'autres très
émouvants et plein de tendresse. Qui que vous soyez, si vous
avez l'occasion, ne laissez pas passer cette prise de conscience
à ciel ouvert.