Serait-ce que celui qui tĠa aim doit
(comme du reste tout homme - mme sĠil ne le sait pas)
pouvoir reconnatre cote que cote la vie
tout instant ? La reconnatre et non pas simplement
la connatre, ou se contenter de la vivre ?
Pier Paolo Pasolini[1]
QuĠavons-nous fait, dsenchaner cette terre de son soleil ?
Friedrich Nietzsche[2]
Ë Bologne, le 28 novembre 2009, eut lieu une nouvelle dition du colloque Pasolini, sur le thme, cette fois, Ç Poesia di cinma È et laquelle, Dieu seul sait pourquoi, je fus invit intervenir. Me trouvant alors au dbouch de ce que fut lĠexploration puis lĠcriture de LĠAmour Lacan, jĠacceptai. Non sans crainte, car je nĠavais jusque-l, sur lĠÏuvre de Pasolini que quelques aperus littraires et cinmatographiques, tandis que ceux qui mĠinvitaient en taient de fins et rudits connaisseurs. Me plongeant autant quĠil tait possible dans cette Ïuvre abondante et protiforme, je me dcouvris bientt hant par Pasolini. Et cette hantise, loin de sĠapaiser, ne fit que crotre, cela quelle que soit lĠaide que purent mĠapporter certains de ses biographes et commentateurs. Pasolini me laissait sans voix; La hantise comporte-t-elle ce minimum dĠespace vacant qui permet de parler ?
Selon Dante, nomina sunt consequentia rerum. Selon Lacan, nomina non sunt consequentia rerum. Selon Pasolini, res sunt nomina[3]. Il y a l trois positions que leurs diffrences elles-mmes peuvent clairer.
Dante, tout dĠabord. Une fort belle tude dĠAndr Pzard[4], traducteur en 1965 pour la Pliade de La Divine Comdie, traque lĠorigine de lĠarticle de foi dantesque et tablit ainsi comment Dante en aura inflchi le sens et la porte. Il tait jusque-l question des noms accords aux choses, conception qui repose sur une thorie de la connaissance remontant Aristote et renouvele par saint Augustin : dans lĠesprit se forment des images des choses la ressemblance des choses, lesquelles images sont ensuite reprises en des mots qui leur ressemblent[5]. Or, l o il sĠagissait dĠun Ç simple È (trange, en fait) accord mimtique des noms aux choses, Dante voit un rapport de consquence. Ainsi le nom mme de Batrice : la regardant, quiconque se trouve contraint en moduler les douces syllabes, cela sans jamais avoir su ce nom. Et un cercle sĠensuit, puisque les choses pourront aussi tre envisages, voire cres, comme consquences des noms. Dante lve ainsi jusquĠ une mystique un problme pistmologique[6].
Lacan parat dire clairement non Dante : les noms ne sont pas des consquences des choses. Cela est d rien de moins quĠau paradigme quĠil inventa en 1953, savoir le ternaire symbolique, imaginaire, rel, qui prend notamment acte du fait que le langage est l prsent et isolable comme tel (ses lments constitutifs nĠont le statut ni dĠimages ni dĠobjets) avant que quiconque vienne au monde ; de plus, linguistique structurale aidant, ce paradigme laisse dlibrment hors de son champ la question de lĠorigine du langage. Pourtant, Lacan reste plus nuanc, car, dit-il, il faut bien que soit tabli un certain rapport des noms aux choses car, sans cela, lĠanalyse ne saurait tre oprante sur les choses - ce quĠelle est, lĠoccasion, par exemple en levant un symptme.
Le res sunt nomina de Pasolini, qui renverse le nominalisme, dlaisse, lui aussi, la question de lĠorigine du langage. Les choses sont dĠemble et comme telles langage, langage mais aussi parole, car elles sĠexpriment, sans pour autant perdre leur naturalit. Et sans doute nĠy a-t-il aucune raison de se refuser le bonheur de citer ici en dtail ce truculent, humoristique et non moins srieux dialogue avec Moravia et Bertolucci, mis en scne par Pasolini dans un texte intitul Ç La peur du naturalisme È[7] :
Tout le monde prtend que le cinma est essentiellement naturaliste.
Moi-mme, jĠose dire en effet : Ç Si, travers le langage cinmatographique, je veux exprimer un porteur, je prends un vrai porteur et je le reproduis : son corps et sa voix. È
Alors Moravia se met rire : Ç Voil, le cinma est naturaliste, comme tu peux le voir. Il est naturaliste, il est naturaliste ! Mais le cinma est image. Et cĠest seulement en reprsentant un porteur muet (bien) que tu peux faire du cinma non naturaliste en quelque sorte. È
Ç Pas du tout È, je rponds, Ç le cinma est ÒsmiologiquementÓ une technique audio-visuelle. Donc porteur en chair, os et voix. È
Ç Ah, ah, le no-ralisme È, fait Moravia. È
Ç Oui, pour ma part, en faisant du cinma - non pas un de mes films - en faisant du cinma, si je dois exprimer un porteur, je lĠexprime en prenant un vrai porteur, avec son visage, sa chair et la langue dans laquelle il sĠexprime. È
Ç Ah non, l tu te trompes È, cĠest Bernardo Bertolucci qui parle, Ç pourquoi faire dire un porteur ce quĠil dit lui-mme ? Il faut prendre sa bouche, mais dans sa bouche il faut mettre des paroles philosophiques (comme cĠest lĠhabitude de Godard, naturellement). È
En cette affaire du rapport des images et des mots aux choses, diversement module donc, la question pose est aussi celle de la ralit. Pasolini : Ç La ralit sĠexprime par elle-mme[8]. È Pasolini colle la ralit (Lacan, lui, colle au savoir). Ce qui ne lĠempche pas de distinguer les registres, comme le fait Lacan, mais diffremment de ce dernier, avec, notamment, sa remarque quĠalors que le langage, fait de Ç lin-signes È (signes linguistiques), se laisse prendre dans un dictionnaire, les Ç im-signes È (images signes), eux, ne sĠy prtent pas. Et, comme chez Dante, il y a cercle chez Pasolini, car si le cinma sĠapproprie la ralit, cĠest aussi que la ralit est du cinma en nature[9]. La langue chiffre de la ralit et celle de la Ç dvoralit È ou de lĠÇ Ïil-bouche È (noms pasoliniens de la camra) sont deux Ç langues frres È.
Un tel abord de la ralit conviendrait plutt bien Lacan, selon qui la ralit est un Ç montage dĠimaginaire et de symbolique È. Ç Montage È, le mot est de lui. Et il nĠest pas exclu que les difficults rencontres par Lacan lĠendroit, justement, de la ralit ainsi conue (elle fchait gravement certains de ses lves) nĠaient pas t dĠun autre ordre que celle laquelle avait affaire Pasolini dans son dialogue avec Moravia. Mais, rserve importante, Lacan distinguait la ralit et le rel. Pasolini, lui, distingue diffrents ordres de ralit. Et cĠest, on y viendra, exemplairement, Thorme.
Cependant, lĠisomorphisme, comme on peut sans doute lĠappeler, de la ralit et du cinma, se dirige tout droit vers une difficult, la mme dĠailleurs que celle laquelle ont eu sĠaffronter, en sĠinventant, les critures non alphabtiques. De quoi sĠagit-il ? De la reprsentation des termes abstraits, des liaisons logiques ou encore des transcendantaux, si lĠon veut bien pardonner ce terme. Comme tout un chacun et en dpit de quelques figurations dsormais rpertories[10], Pasolini ne trouvait pas Dieu dans la ralit, en tout cas pas ce Dieu de son enfance et au-del, ce Dieu catholique interdit de reprsentation. Tout un ensemble de concepts, vhiculs dans chaque langue, nĠa pas de correspondant dans la ralit et Freud lui aussi, dans son Interprtation des rves (que Pasolini a lue), eut affaire ce problme[11]. Comment, par exemple, cette criture par image (Bilderschrift) quĠest le rve parviendrait-elle figurer par exemple lĠalternative (lĠou bien, ou bien), la ngation ou encore lĠimplication ? Mais enfin, la chose, en Occident, se joue spcialement propos de Dieu.
Pier Paolo tait footballeur (avant-centre[12]), et sans doute pas seulement sur les terrains quĠil frquentait. Il existe, dans le langage footballistique, un terme relatif une action que lĠon ne trouve pas dans tous les sports : Ç marquage È. On marque un joueur adverse, on se place tout ct de lui entre lui et le lieu o se trouve la balle lĠinstant t, on se dmarque de celui qui vous marque de faon rceptionner une passe. Pourquoi ce rappel ? Parce quĠun autre trait qui fait voisins Pasolini et Lacan est ce que jĠappellerai leur marquage du catholicisme. LĠun et lĠautre savent que lĠon ne se dgage pas si aisment que lĠon pense de la question de Dieu, par exemple en dclarant simplement un certain jour que lĠon nĠy croit pas, ou en croyant nĠy avoir jamais cru. Car on jette ainsi le bb avec lĠeau du bain : en dlaissant Dieu, on perd la spiritualit, le caractre sacr de la ralit, de lĠaction et de la vie.
SĠil reconnaissait avoir dpass ce quĠil dsigne comme Ç la mythologie Ïdipienne È, Pasolini savait aussi nĠavoir pas Ç dpass son ÒappartenanceÓ la mythologie chrtienne È[13]. Quiconque, dĠailleurs, aurait revendiqu un tel dpassement auprs de Lacan aurait t considr par lui comme un sot. Ainsi suis-je conduit Thorme, dĠautant que Pasolini me facilite la tche en offrant sous ce nom et un film et un roman.
Thorme opre (performe) une transmutation de la ralit, et sans doute cet effet est-il en partie d au fait que film et rcit provinrent eux-mmes dĠune transmutation dĠune pice en vers, crite quelques annes auparavant. Je choisis ce terme plutt que le trasumanar (transhumaniser) que Pasolini reprend de Dante, car cette humanisation est aussi bien une dshumanisation - comme lorsquĠon qualifie dĠ Ç inhumaine È une action qui, justement, est tout ce quĠil y a de plus humain. Cette transmutation opre non seulement chez les personnages qui vont, tous, ou plus exactement chacun, se laisser toucher par lĠhte, subir son effet, mais galement chez le spectateur du film et le lecteur du roman, car film et roman sont lĠhte. Comme lĠhte, ils sont, pour le spectateur ou le lecteur, des oprateurs de cette transmutation de la ralit, dĠun Ç dpouillement È dont la teneur est dĠailleurs parfaitement explicite dans Ç Ah ! mes pieds nus¼ È, lĠultime chapitre du livre :
Comme jadis pour le peuple dĠIsral ou pour lĠaptre Paul
le dsert se prsente moi comme la
seule chose qui soit, de toute ralit, indispensable.
Ou, mieux encore, comme la ralit
dpouille de tout sauf de son essence
telle quĠon se la reprsente quand on vit, et que parfois,
on y rflchit, mme sans tre philosophe[14].
Thorme vous prend et vous conduit au dsert, fait du dsert votre ralit, sans proccupation aucune - comme il est exigible pour une telle opration - de la faon dont vous allez ragir une fois l. Ainsi en va-t-il lorsque quelquĠun sĠadresse la libert dĠautrui : nul ne sait o ni quoi ce geste conduira autrui. Voil ce quoi je dois ma hantise. Et peut-tre est-elle due aussi et comme en arrire-fond Sigmund Freud qui, dans son ultime et si dcri ouvrage (LĠHomme Mose et le monothisme), en prenant la suite de Mose, conduisait lui aussi son peuple au dsert.
Avec Thorme, je vais tenter de le montrer, Dieu, lĠirreprsentable Dieu, est mtonymiquement prsent sous la figure dĠun garon. Cette apparition Ç nimbe de ciel È[15], ce visiteur dont on ne saura rien[16], cet hte, parce quĠil est Dieu, ne saurait tre nomm ; ainsi son nom, si nom il y a, est-il Ç cach È sur le tlgramme qui annonce son arrive - un tlgramme quĠapporte un angelot (une claire indication de la divinit de lĠhte). LĠhte reste mme le seul innom de Thorme puisque le pre, un moment trs prcis de son parcours subjectif, finit pas recevoir son peu innocent nom de Paul.
Cette divinit de lĠhte est cependant assez voile pour que lĠglise, tiraille entre condamnation et approbation, y ait perdu son latin : Venise, le film avait t prim par lĠOffice catholique international du cinma, ce qui nĠempcht pas ce mme ocic de sĠabstenir de le recommander aux familles chrtiennes, ni, plus tard, LĠOssevatore Romano dĠidentifier lĠhte un dmon.
Ce que ralise lĠhte reoit plusieurs noms qui sont autant dĠactions divines : exhortation, bndiction, compassion, consolation, rconfort (cf. la longue citation de La Mort dĠIvan Ilitch, donne aux pages 63 65), bndiction, rvlation, gurison, amour, destruction (de soi-mme, autrement dit du Ç vieil homme È paulinien). Conduisant chacun sur son chemin de Damas, lĠhte ravit chacun cette ralit faite dĠabsence de vie, faite dĠune vie lourdement confortable o lĠennui seul signait lĠinsidieuse prsence dĠune mort en quelque sorte pas sa place. SĠagissant dĠOdette, la fille, ce ravissement, aprs son dfinitif dpart, prendra la forme de celui de Lol V. Stein[17]. Il parat devoir tre situ lĠoppos chez milie, la servante, la sainte[18], mais la saintet nĠest pas moins prsente ici ( lĠasile psychiatrique) que l ( la ferme). Elle y prend la forme dĠun poing rsolument ferm sur lĠabsence de trace quĠaura laisse sur un Ç index gracile È, lĠinstant dĠavant sa fermeture, la caresse porte sur le corps photographi de lĠhte, un geste Ç attentif, mais hsitant et puril, qui suit maladroitement le profil de la silhouette photographie, jusquĠ en effleurer le ventre È[19]. La saintet est non moins prsente encore dans ce cri que pousse Lucie, la mre, la femme, lorsque, sĠtant adonne de jeunes mles, elle doit bien admettre, autre trait de la divinit de lĠhte, quĠaucun garon ne peut prendre la place de celui que sa chair a accueilli. Paul, le pre, le si peu mari, fera le mme douloureux constat, poussera, au final, mais en plus aigu, le mme cri, que souligne nouveau, dans le film, le Dies irae du Requiem de Mozart.
LĠhte sduit-il ? Ou bien plutt est-il sduisant sans tre un sducteur ? Il le semble, moyennant quoi jĠaccueillerai avec une certaine rserve la citation de lĠExode que le pre Lucio Settimio Caruso refilait Pasolini en rponse sa demande dĠÇ une phrase qui puisse exprimer lĠincarnation, lĠirruption violente de Dieu dans les affaires terrestres È : Ç Tu mĠas sduit, Seigneur, et je me suis laiss sduire[20]. È Ce point est dcisif : le jeune homme nĠa prcisment pas besoin de sduire pour sduire ; il nĠest pas dĠemble un actant comme disaient, lĠpoque, certains linguistes (il ne dsire pas mais Ç se prte[21] È au dsir de chacun - prcision extrme de lĠcriture pasolinienne). Il ne lĠest pas plus que le vent, dans lĠimage rcurrente de paysages dsertiques parcourus de vents violents, pas plus que les nuages qui, eux aussi, couvrent partiellement de tels paysages et qui sont comme un vent en partie apais.
Pas plus que la libido, lĠnergie du dsir, le jeune homme nĠest le sujet du film, car ce sujet, autrement dit cet assujetti, est le pre, ainsi que lĠa crit Herv Joubert-Laurencin, ce pre que ploie, quĠexemplairement plie la prsence, lĠaction de lĠhte. Ç Dio fece quindi piegare il populo È : Herv Joubert-Laurencin a not lĠquivoque de piegare, la fois Ç faire un dtour È - lĠexode - et Ç plier È[22]. Confirme cette remarque le fait que, dans le film, sur les treize plans dĠun vent balayant sauvagement le dsert, six sont rapports au pre, Paul. Le premier de ces plans fait toile de fond au gnrique. Lu partir du dernier[23] o, cette fois, figure Paul nu comme un ver, rsonne (Requiem aidant) lĠabsence de Paul en son lieu : il ne savait pas Ç combien peut tre divin, tout simplement, son membre[24]. È LĠy voici maintenant enfin, au dsert, endeuill de ce quĠil croyait tre, de la perte dĠune existence dont il ne savait pas quĠelle nĠtait pas la sienne et de lĠabsence de lĠhte. Thorme incite un deuil, au deuil dĠune certaine ralit et dĠun certain Dieu, qui va avec le deuil de tout lendemain[25].
SĠtonnera-t-on de ce que cette action de plier autrui relve dĠune rotique ? On apaisera quelque peu cet tonnement en le rfrant lĠexprience que fit, tout jeune (il a trois ans et demi), Pier Paolo, celle dĠune attirance provoque chez lui par le creux des genoux de jeunes garons avec leurs tendons raidis. Il y reconnat aussi bien Ç un sentiment affectueux È, quĠil dnomme Teta-velata, et rfre ce quĠil a pu prouver pour le sein maternel[26], que Ç les premires morsures de lĠamour sexuel È. Il en prcise la teneur, parlant de Ç cette douceur terrible et anxieuse qui prend aux tripes et les consume, les brle, les tord, comme une bourrasque chaude, dvorante, face lĠobjet de lĠamour. È Comme le confirment les bourrasques de Thorme, cĠest ce mme sentiment que provoque lĠhte chez chacun de ceux qui lĠont accueilli. Les voici dsormais, par lĠhte, plis, mis genoux.
On pourra sĠen scandaliser : ne les rend-il pas souffrants, face ce qui se drobe ? Mais sans doute y a-t-il lieu dĠenvisager la souffrance autrement quĠ partir du freudien Ç principe de plaisir È, autrement dit dĠabaissement de toutes les tensions un niveau qui serait le plus bas possible. Face ce qui se drobe est un titre dĠHenri Michaux, et la premire page de ce texte vaut dĠtre cite, qui jette un autre regard sur la souffrance :
Je fis un jour, une chute. Mon bras, nĠy rsistant pas, cassa. Ce nĠest pas grand-chose quĠun bras cass. CĠest arriv plusieurs, beaucoup. Ce serait nanmoins observer bien. Cet tat que la fortune mĠenvoya avec ensuite quelques complications, je le considrai. Je pris un bain dedans. Je ne cherchais pas tout de suite rejoindre le rivage.
Les courageux, je sais, dans ces cas se dtournent plutt. Par pudeur ? Par point dĠhonneur ? Par instinct ? (car la volont dĠen sortir, et lĠesprance font de bonnes convalescencesÉ). Mais est-ce l de lĠintelligence[27] ?
Michaux nĠest certes pas seul tenter dĠinstaurer un rapport la souffrance autre que de pur et simple vitement. Ainsi Imre Kertsz :
Le bonheur tel que les hommes se lĠimaginent. Ils croient que le bonheur est lĠexact oppos de la souffrance ; leur bonheur est un bonheur qui exclut la souffrance. Pauvres malheureux[28] !
Par rfrence, cette fois, la Grce antique, on dirait que le jeune homme est romnos, que, tel lĠromnos, il consent lĠacte, lĠacte qui vaut chaque fois Ç rvlation È (non pas Ç initiation È, laquelle supposerait une communaut quĠil nĠy a prcisment pas), cela sans pour autant tre le dsirant. Il advient comme objet du dsir de chacun, il cause ce dsir sans que cet effet, pourtant commun tous, fasse communaut (loin de l, cette rvlation fait clater la famille mais aussi le rapport matre servante). Ainsi lĠhte nĠest-il jamais celui qui regarde en premier : par chacun, il est dĠabord regard, dĠun regard Ç lourd dĠmoi et de puret[29] È, et ne regarde chacun toujours quĠen rponse un regard qui fut port sur lui. LĠhte est un regard qui ne voit pas, mais qui est regard, qui ne voit quĠaprs avoir t regard. On peut mme prciser : un regard bleu, celui que peint Pierre, le fils, en le mutilant, celui qui fait dfaut au troisime jeune homme que rencontre Lucie mais quĠelle retrouve dans la statue du Christ, celui qui est prsent dans les larmes dĠmilie, celui du jeune homme que Paul rencontre la gare de Milan, puis retrouve dans le bleu du ciel au dsert. Ce bleu vaut puret. Ce regard pur est un pur regard[30].
Cependant, certes appele par le fait que Pierre, lise Le Banquet aprs le dpart de lĠhte, cette rfrence lĠAntiquit grecque voit sa porte limite, car la situation est ici inverse, et inverse galement par rapport au jeune Pasolini enseignant dans le Frioul : lĠenseignement nĠest pas offert par lĠrasts lĠromnos, comme, usuellement, en Grce antique. Il est celui de lĠromnos, non pas de sa parole (on a not quel point le film tait muet, et le roman nĠoffre que fort peu de dialogues) mais de sa prsence ; il enseigne par ce quĠil est et, mais cĠest tout un, par ce quĠil fait (langage dĠaction), non par ce quĠil dit. Son silence, quant on lui parle, vaut celui de lĠanalyste, tout au moins lorsque lĠanalyste sait se taire propos.
Tour tour, un par un, chacun des membres de la famille bourgeoise o il est en visite tombe dans cette sduction, en accuse le coup, tandis que lui ne se drobe pas lĠacte qui sĠensuit - un acte peine suggr, dĠailleurs, cela est noter, et pour cette raison, mon avis, quĠil sĠagit de nĠen pas rduire la puret dans lĠesprit de spectateurs et de lecteurs habit par la conception selon laquelle faire lĠamour est sĠabaisser, est plier (le pli, chez Pasolini, comme il a t dit, est ailleurs). Chacun est ainsi appel, ou plus exactement contraint, ne plus ngliger le caractre sacr de la vie, un sentiment Ç enracin au centre de la vie humaine È, prcise Pasolini dans un entretien avec Jean Duflot[31], un sentiment quĠil dit aussi tre celui qui rsiste le moins bien la profanation du pouvoir, spcialement celui de lĠglise. LĠrotique est une spiritualit, la spiritualit une rotique - cela tout fait hors lĠempire, aujourdĠhui plus dterminant que jamais, de la Ç fonction psy È (Michel Foucault).
Cette connaturalit du spirituel et du charnel nĠest nullement contredite par le caractre fabuleux du film et du roman ; elle est en elle-mme fabuleuse au sens o Michel de Certeau a pu parler de Ç la fable mystique È. Ici aussi, on dira Ç fable È car, Pasolini le note, tout ce qui se passe a lieu en un seul moment (ce qui est impossible dans la Ç ralit È) mais aussi parce quĠaucun humain nĠa jamais eu la capacit de baiser tous les membres dĠune mme famille, lĠrotique de chacun restant maintenue dans de bien plus troites limites. Cependant, l nĠest pas la question, car lĠinceste, justement identifi la ralit (au rel, dirait ici Lacan), largement convoqu dans les pomes bouclant la premire partie du roman, nĠest pas interdit, mais, ainsi que lĠa relev Lacan, impossible (lĠimpossible est ce qui, chez Lacan, dfinit le rel). Il fallait donc baiser tout ce petit monde pour que soit rendue manifeste cette impossibilit[32]. Son intervention accomplie, lĠhte sĠen va, laissant chacun une solitude enfin acquise et dsormais occupe ne plus pouvoir passer outre le caractre sacr de la vie.
Je voudrais interroger pour conclure le statut divin du jeune homme, ou, pour mieux dire, la possibilit de ce statut au mitan du xxe sicle. Est-il Dieu, ainsi que je lĠai dĠemble avanc sans encore avoir pris acte que la chose tait claire dans lĠesprit de Pasolini ? Alors que sa figure est si prgnante chez Pasolini, il ne sĠagit pas ici de Jsus-Christ : lĠhte ne se sacrifie pas. Pas du pre non plus, la place est prise par ce pre qui, aprs avoir renonc la matrise ( tre un patron), nĠa que faire du manteau de No. Le jeune homme serait-il lĠEsprit saint ? Dans un entretien pour La Quinzaine littraire, Pasolini lĠappelle Ç le messager de Dieu È, dont les interventions, qui mettent chacun en crise, nĠapparaissent, certains yeux, pas moins scandaleuses que celles de Jsus. Serait-ce l sa divinit ? Un Esprit saint (Holy Ghost) spar du fils et du pre, autrement dit hors dogme trinitaire ? Innomm, il peut tre aussi bien le vent, le souffle, lĠesprit, la lumire (phs est une des manires, et la plus frquente, de dsigner lĠhomme dans Homre[33]), la posie, mille choses ou actes encore.
QuĠil soit phallophore ne contrevient certes pas cette identification du jeune homme lĠEsprit saint. LĠEsprit saint est, comme on le sait, le Ç consolateur È, et il nĠest pas un seul des tres qui sĠavance vers lui auquel il nĠapporte sa consolation. Ainsi quĠil est crit dans le roman, ce jeune homme est la Ç prsence consolatrice[34] È elle-mme. Mais une prsence sans permanence, une prsence strictement rduite un vnement, car le temps nĠest plus celui quĠaurait instaur dans la dure une Pentecte. En espagnol, consolador est un des noms du godemich. Le phallus nĠest pas le pnis et nĠest pas non plus ce que croient ceux qui dnoncent le phallocentrisme[35]. Et la consolation non plus nĠest sans doute pas ce que lĠon croit, sĠil est vrai quĠelle veille les morts vivants qui ne se savent pas morts, son intervention, certaines circonstances tant tablies (on croit mener une vie normale, on ignore ce que sait le pote, que cette normalit est une maladie), se prsente comme un ravage ou encore, comme on lĠa dit, une Ç corruption È. Revoici la transmutation de la ralit.
Pasolini tait averti de ce quĠavait de relatif lĠannonce de la mort de Dieu ; mais aussi de ce que le paganisme, cette invention chrtienne, ne dgage personne du christianisme. La mort de Dieu fut dĠabord proclame par Jean Paul (Paul, encore !) et Heine, puis reprise Heine par Nietzsche, qui fait de Kant le vritable meurtrier de Dieu. Kant a anthropologis Dieu, en a fait un postulat de la raison pratique en pensant la religion dans les limites de la simple raison. Nietzsche prend acte de la faiblesse de ce Dieu moral kantien, mais ce nĠest pas pour proclamer, de l, lĠabsence de tout Dieu, loin sĠen faut ; cĠest, au contraire, au nom dĠune tout autre exprience du divin, dont le lieu est parfaitement dit avec lĠexpression Ç par-del le bien et le mal È et dont la teneur est rendue sensible par les amours de Dionysos et dĠAriane. Barbara Stiegler, dans un trs remarquable article sur lequel je prends ici un large appui, remarque que Ç la plupart des commentateurs, confirmant les premires rceptions de la mort de Dieu, font pourtant lĠimpasse sur le nouveau dieu et ses amours avec Ariane[36]. È La mort de Dieu ouvre lĠespace dĠun nouvel amour, qui nĠest plus celui du Pre pour le Fils. Pasolini ne fait pas cette impasse. LĠhte de Thorme, incarnation sĠil en est du Ç nouvel amant È nietzschen, est Dionysos aimant une humanit (hommes et femmes) dnomme Ariane.
Son incitation nietzschenne au dsert mĠatteint, la hantise quĠelle installe chez moi, lecteur et spectateur lambda, en est la preuve. Ce dieu garon sĠen est all, quĠtonn je me surprends avoir accueilli.
[1] Thorme, traduit de lĠitalien par Jos Guidi, Paris,
Gallimard, 1978, p. 102. On ne peut mentionner la rfrence bibliographique de
cet ouvrage sans signaler quel point le texte en quatrime de couverture,
cens en vanter les mrites, le maltraite. En effet, on a os crire
quĠÇ il est permis de voir aujourdĠhui È (entendez : maintenant
que Pier Paolo Pasolini est dcd) [É] un moment privilgi du drame intrieur
que Pasolini aura peut-tre cherch sa vie durant conjurer [É]
(entendez : cĠtait son problme, son Ïuvre est tout entire rductible
sa psychologie - assertion dont
la violence est explicite dans le faussement prudent Ç peut-tre). È
[3]
Titre dĠun des textes publis dans LĠExprience hrtique. Langue et cinma, prface de Maria Antonietta Macciocchi, traduit de
lĠitalien par Anna Rocchi Pullberg, Paris, Payot, 1976.
[4]
Andr Pzard, Ç Nomina sunt consequentia rerum È, LĠunebvue, nĦ 21, Paris, janvier 2004.
[5]
Ds son tude sur lĠaphasie, en 1891, Freud, en stratifiant ce quĠil invente
sous le nom dĠÇ appareil de langage È, rompt avec cette conception
continuiste.
[9] Ibid., p. 168.
[11]
Cf. Littoral, nĦ 2, Ç La main du
rve È, octobre 1981. Tlchargeable sur le site des ditions Epel :
http://www.epel-edition.com.
[13]
Interview propos dĠEdipo R, Propos
recueillis au magntophone et traduits de l'italien par Jean-Andr Fieschi, Cahiers
du cinma, nĦ195, novembre
1967, p. 13. [14]
P. P. Pasolini, Thorme, op. cit., p.
185. On peut aussi entendre, dans La rabbia, une autre et non moins mystique dfinition de la
ralit. [15]
Ibid., p. 46. [16]
Ibid., p. 25. [17]
Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964. [18]
Elle seule trouve un substitut, la trinit elle-mme (elle fait le signe de
croix), mais ce substitut est tourn vers un catholicisme rvolu. [19]
P. P. Pasolini, Thorme, op. cit., p.
119. On mesure le non-sens psychiatrique qui, en lĠoccasion, parlerait
savamment de Ç catatonie È. Il nĠempche, ce non-sens tente quelque
chose, une naturalisation des phnomnes ainsi incorpors en une discipline qui
doit, pour cette opration constituante, carter ce sacr que Pasolini
dfinissait comme sa propre incapacit voir la naturalit dans la nature.
[22]
La traduction de pioppo par
Ç peuplier È (peut plier) apporte de lĠeau ce moulin. Dans le film,
ces peupliers sĠopposent aux poteaux lectriques, eux aussi trs prsents. Ils
ne font pas partie dĠune mme ralit mais de deux diffrentes. Sur le
Ç plier È on pourra se reporter avec profit aux remarques de Gloria
Leff dans Portraits de femmes en analyste (Paris, Epel, 2009), o est convoqu le jeu du plier et du sduire
dans la comdie dĠOlivier Goldsmith She Stoops to Conquer et¼
dans lĠexercice analytique.
[24]
P. P. Pasolini, Thorme, op. cit., p.
94.
[26]
Enzo Siciliano, Pasolini. Une vie,
Traduit de lĠitalien par Jacques Joly et Emmanuelle Genevois, Paris, d. de la
Diffrence, 1983, p. 46.
[31]
Cit par Norberto Gomez dans un remarquable Ç Pasolini, y su ÒTeoremaÓ de
excepcin È, accessible sur http://biopoliticayestadosdeexcepcion.blogspot.com/2009/10/pasolini-y-su-teorema-un-problema-de.html.
Dans la seconde partie de cette tude, lĠauteur rapproche et claire
lĠun par lĠautre, avec grand profit, lĠextriorit de lĠhte au regard de la
famille quĠil visite et le texte Ç La pense du dehors È de Michel
Foucault.
[36]
Barbara Stiegler, Ç Rceptions de la mort de Dieu È, Critique, nĦ 704-705, janvier-fvrier 2006, p. 121.