Les soupirs de Weckmann
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C’est mon ami
Philippe qui est à l’origine de ce troublant coup de cœur.
Philippe, pour ceux qui suivent le site depuis longtemps, c’est
mon ami qui a fait du cinéma,
avec Marion Cotillard, dans un rôle de violoniste… Dans
la vraie vie, il est chef d’orchestre et tous les ans, il organise
un stage de musique baroque. Dix jours pour préparer un concert,
dix jours de rencontres entre choristes, instrumentistes, solistes.
Philippe m’avait proposé depuis longtemps de filmer ce
stage, riche en émotions.
Cet été, début juillet, je me retrouve en Savoie,
dans un cadre idyllique, entouré de chanteurs, clavecinistes,
violoncellistes, flûtistes,…
L’atmosphère est studieuse lors des répétitions,
détendue pendant les moments libres ou les repas. Derrière
les portes des pièces de travail, on entend de la musique de
dix heures du matin jusqu’à très tard dans la soirée.
Au bout de quelques jours, je prends peu à peu le rythme, préparant
mes journées avec le planning des séances prévues,
me glissant avec ma caméra en essayant de rester discret au milieu
de tous ces artistes qui m’impressionnent, par leur concentration,
leur rigueur, leur lumière intérieure. Je n’ai pas
l’oreille musicale, suis incapable de parler de la qualité
de telle ou telle interprétation. Je ne me fie qu’à
mes émotions.
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Ce dimanche 12 juillet, lorsque
j’entre dans la petite pièce d’Hélène,
professeur de clavecin et véritable personnage, enthousiaste
dans ses conseils, passionnante dans ses remarques, faisant réfléchir
les musiciens sur leur propre travail, je n’ai aucune idée
de ce que je vais entendre. Un clavecin, une voix de baryton-basse
et une voix de soprano pour interpréter une cantate de Weckmann,
"Wie liegt die Stadt so wüste", évocation musicale
de l’épidémie de peste qui s’est abattue
sur Hambourg, et faisant référence à la Jérusalem
dévastée des lamentations de Jérémie.
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Dès le début
du déchiffrage, je sens qu’il s’agit d’un morceau
à part, qui se démarque de tout ce que j’ai entendu
jusque-là. Atmosphère musicale lugubre, tendue, sombre.
La soprano, Emilie, travaille le récitatif qui ouvre la cantate,
plutôt grave pour sa tessiture. Il y a comme une vibration, et
même sans saisir en détail le sens des paroles, l’effet
rendu est théâtral, dramatique.
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Et puis viennent les soupirs...
C’est une plainte funèbre, profonde, enveloppante. Emilie
transfigure les pleurs, main tendue, expression désespérée,
voix éplorée mais chaude, elle a quelque chose d’une
piéta criant sa douleur, une déferlante de tristesse.
L’instant paraît fragile, hors du temps, ce sont juste des
notes suspendues, lancées tel un appel à la fois pudique
et puissant. A chaque soupir, la chanteuse, telle une actrice, semble
basculer vers l’avant, comme pour offrir ses pleurs… Elle
ne chante pas seulement avec sa voix, c’est tout son être,
corps et âme, qui exprime la douleur, du bout de ses doigts jusqu’au
fond de son regard.
Je suis happé, hypnotisé, en apesanteur…
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Hélène
lui fait reprendre, plusieurs fois. Entre chaque moment chanté,
Emilie retrouve la sérénité, écoute les
conseils, dialogue, sourit. Puis lorsqu’elle incarne à
nouveau la plainte, lorsqu’elle lance ses soupirs, c’est
une sensation de plénitude, elle joue de ce désespoir
feint avec une intensité foudroyante, et c’est sublime.
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J’aurais l’occasion pendant le stage d’écouter
à nouveau cette cantate, avec à chaque fois les mêmes
émotions, culminant lors du concert dans une petite église
de montagne. Au milieu des applaudissements, on entend des cris, des
bravos. Ce ne sont pas les miens, j’ai la gorge nouée.
C’est une chance incroyable d’assister à un tel concert,
où j’ai vu tous les artistes travailler leur morceau, jusque
dans les moindres détails. Mais parmi tout ce que j’ai
entendu, les soupirs de Weckmann restent pour moi le plus beau, le plus
étrange et mystérieux instant musical de ces dix jours
qui sont passés comme un rêve furieusement vivant.
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De retour chez moi,
j’ai cherché les références de cette cantate,
j’ai découvert des enregistrements, je les ai écoutés
sans jamais retrouver les émotions ressenties à l’écoute
d’Emilie.
Laurie Reviol, Susan Gritton, Greta De Reyghere, probablement des chanteuses
célèbres, à la technique vocale irréprochable,
interprètent les soupirs de façon glaciale, avec beaucoup
de distance, sur un tempo beaucoup plus lent, en détachant les
notes. On y entend un chant morbide et mécanique. Pas de chaleur,
pas de douleur, pas d’impression de partage des émotions,
comme savait si bien le faire Emilie, qui peut-être un jour enregistrera
sa propre interprétation et qui sera encore différente
de celle du stage.
Je garde ce souvenir comme un secret, un trouble profond, un de ces
instants précieux qui font sentir que l’on est vivant.
Merci l’artiste…
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