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LES
NUITS DE NACRE |
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Non,
ces nuits-là ne sont pas le reflet irisé de toutes les
distances qui séparent les amours (faut-il qu'il m'en souvienne),
ce sont juste trois nuits de musique et de fête dans une petite
ville plutôt calme, qui se réveille au lendemain de ces
folies nocturnes, surprise comme chaque année d’avoir été
le lieu de tant de folies et d'émotions…
La nacre, c’est pour l’accordéon, le fil conducteur
du festival de Tulle depuis plus de vingt ans.
Je pourrais raconter chaque minute en détail, mais l’ennui
pourrait venir. Juste quelques instants, alors.
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Un concert très doux, presque trop sage, de Monsieur Art Mengo,
avec sa voix en rupture, ses textes ciselés et puis juste une
phrase, elle n’est pas de lui mais il la dit sur une de ses musiques,
dans une chanson qui était destinée à Juliette
Greco "Je n'ai besoin pour me loger que de la surface d'un baiser…"
C’est peut-être une figure de style, quelques mots bien
agencés, mais ils me parlent, je voudrais les avoir écrits…
Le plus joli moment du concert qui manquait tout de même d’émotion,
de proximité, d’échange avec le public. J'en connais,
avec juste un regard, une vibration, qui savent si bien le faire…
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Un
autre instant, c’est à la sortie des discours d’ouverture
du festival, tout le monde boit un verre sur la place de la cathédrale,
du jus de pomme avec du cognac, ou bien avec autre chose, je ne sais
plus, c’était bon, j’en ai repris. Mon portable sonne,
depuis un moment j’ai toujours mon portable sur moi, c’est
étrange… je l’extirpe un peu brusquement de ma poche
et je manque d’éborgner un petit monsieur à lunettes
qui passe derrière moi. Un petit monsieur à lunettes,
à Tulle… Je dis pardon à François Hollande
qui sourit vaguement et va dire bonjour à d’autres personnes,
au téléphone, qui était-ce, je ne m'en souviens
plus…
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Plus
tard ou plus loin ou avant, et d'ailleurs quelle importance, c’est
devant le café l’Abbaye, une bande de musiciens joue sous
des grands parasols qui protègent de la petite pluie qui tombe
gaiement et rapproche les spectateurs, le groupe s’appelle "les
vieilles pies", le chanteur est beau comme un Raphaël, il
porte une joyeuse mélancolie dans sa voix de fin de soirée,
il lance ses mots comme si c’étaient les derniers avant
longtemps, les gens se balancent et dansent sur leurs deux pieds, presque
intérieurement, c’est doux, il les fait chanter (les gens,
pas les pieds), la la la la… c’est une valse nostalgique
qui donne des frissons, tout le monde semble heureux et pourtant il
doit bien y en avoir certains à qui il manque quelqu’un,
une main serrée sur du vide ou bien avec juste l’impression
d’un ange sur l’épaule, à réchauffer
son âme douloureuse…
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Tard
dans la nuit, le café Richelieu, un beau café comme on
ne fait plus, cuir et bois, résonne d’un rythme monstrueux,
c’est Red Cardell, du rock celtique, avec bombarde, cuivres et
une énergie dévastatrice, le café déborde
et c’est rien de le dire, impossible de rentrer, il faut se mettre
sur la pointe des pieds pour apercevoir une bonne demi douzaine de musiciens
allumés , communicant leur rage joyeuse à un public surchauffé.
Il y a un garçon de café qui tente des allers et retours
héroïques entre le comptoir et les tables disposées
à l’extérieur, se faufilant, du haut de son mètre
quarante (j’exagère à peine) entre des spectateurs
debout, criant, sautant, tournant…
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On ne voit que
le plateau avec les bières qui passe et on s’étonne
de le voir rester toujours à l’horizontale… le
garçon est un virtuose à sa manière.
Tout cela fait trop de bruit, quelqu’un avec ses yeux verts
et doux demande sans dire un mot d’aller plus loin, la fatigue
lui tombe comme sur un violoncelle surpris de ne pas vouloir participer
à la fête, il faut s’éloigner, absolument
pas à contrecœur, son cœur est un peu plus loin.
Les yeux verts deviennent gris, l'alcool aidant, mais tout cela ne
serait-il qu'un rêve ? Au Richelieu, ça continue encore
et toujours, c'est une fiesta monstre.
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Il
y a aussi les concerts sous le chapiteau Jo Privat, sorte de hall où
tout le monde passe et parle, dans un brouhaha continuel, les musiciens
sont extraordinairement patients de se produire là et doivent
faire preuve d’une incroyable débauche d’énergie
pour capter le public. Marco, accordéoniste, guitariste, chanteur,
y parvient avec pour acolytes un contrebassiste et une batteuse (pas
moissonneuse, juste batteuse, et jolie, en plus). Il a le regard fier
et sous les projecteurs il a l’air des grands.
Longtemps après minuit, sous le même chapiteau, il y a
aussi Davaï, groupe mené par sa chanteuse Svetlana Loukine,
musique métissée, comme on dit, des accents russes et
tziganes et surtout une ambiance survoltée dans le public, dansant
et sautant et tourbillonnant aux rythmes diaboliques des six musiciens
qui parviennent à garder une certaine sérénité
face à ce déchaînement… Quelques jeunes et
belles demoiselles se jettent dans la mêlée, suivies par
leurs amoureux, capable de faire n’importe quoi pour elles, y
compris casser joyeusement la tête de ceux qui les bousculeraient…
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Dernier
instant dans la mémoire et peut-être le plus drôle
émotionnellement, le quartet sibérien, venu de loin, très
loin, avec en plus de l’accordéoniste, obligatoire aux
nuits de nacre, deux joueuses de domra, sortes de petites guitares rondes,
et un drôle de truc triangulaire et énorme, une Balalaïka
basse.
Sous le théâtre, dans le cadre minuscule du foyer, les
quatre musiciens font face à une centaine de spectateurs entassés,
la plupart debout, à tenter de voir quelque chose juchés
sur la pointe des pieds. Ils commencent par quelques airs populaires
russes assez gentils, un peu anecdotiques. Un traducteur dont on se
demande ce qu’il fait là explique entre chaque morceau
des choses certainement passionnantes mais il parle tellement bas qu’on
ne l’entend pas… Certains sourient, au bord de l’éclat
de rire, je partirais bien mais il faut attendre, ce sont des bons musiciens,
ça va venir…
Et
puis la musique devient plus contrastée, en plus de la virtuosité
on y entend de l’émotion, l’écoute est religieuse,
les applaudissements gagnent peu à peu en puissance, à
chaque fin de morceau, les quatre interprètes se lèvent
et saluent en souriant, ils ont chacun leur personnalité, l’accordéoniste
ressemble à son instrument, épais, sérieux, puis
s’ouvrant et presque beau lorsque la douceur enrobe les notes
; les deux femmes sont jumelles, c’est impossible autrement, elles
se ressemblent, courbées, pliées, recroquevillées
sur leur petit instrument, doigts virevoltant, elles produisent un volume
sonore hallucinant en comparaison avec celui de la drôle de guitare
gigantesque, si étrange qu’on la dirait dessinée
par un enfant. L’homme qui en joue sort d’un dessin animé,
l’air réjoui, la tête penchée, sorte de Dany
Boon ou de Podalydés teinté d’une pointe de Darroussin…
pas tout à fait réel, pas complètement là,
avec sa drôle de façon de regarder les autres, son sourire
béat.
Les deux jumelles ne le sont pas, au vu du programme, elles ne portent
pas le même nom. Mais peut-être sont-elles mariées…
d’ailleurs, l’une d’elles a le nom de l’accordéoniste.
Frère et sœur ? Je refais leur vie, j’invente l’existence
des gens en les regardant, en imaginant ce qu’ils vivent.
L’une des jumelles est formidablement énergique, elle est
ravie des applaudissements, elle regarde son mari ou frère avec
intensité… c’est son mari… j’en sais
rien, c’est pas dit, il n’est pas terrible, quand même…
et alors, ça ne prouve rien…
L’autre jumelle a le sourire triste, le regard ému, l’air
étonné et nostalgique… peut-être se demande-t-elle…comment
des gens d’aussi loin de chez nous peuvent saisir l’essence
de notre musique… cela lui fait plaisir, elle pense à l’avion
qu’elle doit prendre dans la nuit pour rentrer chez elle, elle
ne sait plus si elle est triste d’être là ou de rentrer,
si elle sourit parce qu’il le faut ou parce qu’elle ressent
une infime vibration, quelque chose de commun avec ces gens dont elle
ne comprend pas un mot mais qui sont debout, l’air ébloui,
heureux de l’avoir écoutée, elle et ses petits doigts.
La musique n’a pas de limites, pas besoin de passeport pour comprendre
que ceux-là ont joué plus que des morceaux, c’est
une partie de leur vie qu’ils ont dévoilée, les
anges qui comprennent tout cela planent au-dessus des notes, invisibles
et pourtant bien là, bousculant, renversant, tordant le fil des
vies.
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