Ils
sont quarante ce soir-là dans la belle salle Ravel
à Levallois, mais ils peuvent être beaucoup plus
(jusqu'à quatre-vingts) et moins, aussi. Ils commencent
sur la scène comme un chœur classique, c'est du
Mendelssohn avec seize voix différentes. L'impression
est incroyable, c'est de la musique tout en glissements, en
réponses, il est impossible de se laisser bercer béatement,
on est aux aguets, ça fourmille, c'est d'une richesse
formidable, par la grâce de ces seize voix…
Lorsque les voix s'éteignent, ça n'est pas le
silence, les chanteurs se déplacent dans la salle en
faisant du moïto et ça fait un son étrange
comme une continuité, mais différente (c'est
ma délicate voisine qui m'a soufflé le terme,
ce moïto,
c'est pour que les spectateurs n'applaudissent pas entre les
morceaux, et ça maintient une ambiance de recueillement
de plus en plus prenante). Ils viennent s'installer autour
de la salle, les spectateurs se retrouvent au milieu des voix.
Ça je l'ai déjà vu faire, mon ami Philippe
L fait cela avec ses chorales assez régulièrement,
et c'est comme si on se retrouvait au milieu de la musique,
on entend tout.
C'est du Josquin Desprez à vingt-quatre voix, et si
on m'avait dit qu'un jour, écouter du Josquin Desprez
me donnerait une telle émotion, j'aurais pensé
que peut-être, oui, mais dans une autre vie. Ça
n'est pas dans une autre vie, c'est là, tout de suite.
Je ne suis plus tout à fait là, d'ailleurs.
Une sorte de lévitation… Puis à nouveau
les chanteurs se déplacent, certains vont au balcon,
ils ont tous des petites lumières personnelles au-dessus
de leurs pupitres, les spectateurs sont dans la pénombre
et commence alors une drôle de mélopée,
pas tout à fait mélodique. C'est "Mouyayoum",
d'Anders Hillborg, composé en 1983. D'abord presque
inaudible (et pour tout dire je suis légèrement
dubitatif), puis de plus en plus présente, la musique
qui emplit l'espace est hallucinante. Des sons venus d'un
autre univers, il n'y a pas à se demander si on trouve
cela beau, ça n'est plus de la lévitation, c'est
du décollage en direct, c'est… vous voyez la
3D au cinéma ? ce serait l'équivalent sonore
mais en 40D et sans les lunettes. C'est inutile de chercher
cela en version enregistrée, c'est une expérience
qui ne peut se vivre qu'en direct, l'expression "en avoir
plein les oreilles" est ici pleine de sens, et ce qu'on
entend vous fait des frissons, des trucs partout qui vous
font dresser les poils. Vous n'avez jamais entendu cela, vous
ne l'entendrez probablement jamais plus, et tout cela est
fait avec des voix comme la vôtre ou la mienne (enfin,
presque, disons un peu plus travaillées ;-) ). Pas
d'instruments, pas de synthés, pas d'effets artificiels,
tout est du naturel pur jus, et ça vous réconcilie
avec l'espèce humaine. Attention, n'allez pas chercher
une jolie mélodie, c'est juste du son inouï, une
montée vers la félicité, un moment franchement
hypnotique…
Ensuite, le concert (mais est-ce vraiment un concert ? ce
ne serait pas plutôt une séance de claques d'une
infinie douceur ?) repart vers des musiques plus connues,
moins surprenantes mais toujours avec ces multitudes de voix
qui vous amènent à l'extase en quelques mesures,
du Gabrieli, du Hassler, le célèbre "Spem
in allium", un motet à quarante voix de Thomas
Tallis (non, mais vous imaginez cela, quarante personnes qui
chantent chacun un air différent et tout cela est exactement
le contraire d'une cacophonie…), du Ockeghem…
Bon, entre deux splendeurs, il y a un autre morceau contemporain
(Aurélien Dumont), un peu étrange et qui me
fait moins d'effets, mais au final, lorsque tout s'éteint,
lorsque les chanteurs saluent et que les spectateurs applaudissent,
l'impression est nettement celle d'un atterrissage après
un vol spatial.
A la sortie, quelques instants plus tard, quelques chanteurs
sont là, et parlent avec les spectateurs pas tous vraiment
revenus du voyage, et oui, ce sont effectivement des humains,
avec une bouche et deux oreilles, ils parlent, ils sourient,
ils vous regardent.
Dites, vous les chanteurs des Cris de Paris, vous rechantez
bientôt ?